Lettre de Paris en l'état d'urgence
Ces dernières semaines ont été particulièrement riches d’événements lourds de conséquences. Et il est possible que la situation se modifie rapidement en cas de nouveaux faits imprévus.
Tout d'abord, les attentats du 13 novembre ont mis en lumière la faiblesse d'un pays qui se croyait à l'abri des conséquences des guerres que son État mène au Moyen-Orient et en Afrique. Alors que les troupes françaises bombardent et tuent depuis une bonne quinzaine d'années, il fallait en effet s'attendre un jour à un retour de bâton. La folie meurtrière des terroristes ne les empêche pas d'agir selon une certaine logique : ils ont tenu à expliquer à leurs otages, avant d'en tuer une bonne partie, que leur attaque était une riposte aux bombardements français en Syrie et Irak et qu'ils voulaient infliger aux Français le même traitement que celui subi par les populations victimes des bombardements occidentaux. D'ailleurs, même le président Hollande a fini par le comprendre, puisque le jour suivant il annonçait solennellement que nous étions en guerre.
L'état d'urgence, immédiatement proclamé après les attentats, a été voté par le Parlement le 19. Il élargit les pouvoirs de la police, introduit la possibilité de perquisitions, arrestations et assignations à séjour « administratives » (sans intervention préalable de la justice) et interdit les manifestations dans un large périmètre autour de Paris. Dans un contexte d'hystérie sécuritaire, il a été voté à la quasi unanimité : sur 577 députés, 6 seulement ont voté contre sa prolongation pour trois mois (3 socialistes et 3 écologistes). Quant à la décision d'envoyer l'armée bombarder en Syrie, 4 députés seulement ont voté contre (dont 2 socialistes, par erreur...). Et dès sa proclamation, les actes arbitraires de la police se sont multipliés.1
L'état d'urgence accélère l'évolution autoritaire de l'État, qui était en cours depuis plusieurs années, à travers notamment une longue succession de lois liberticides. Certes, la lutte contre le terrorisme conforte une demande de sécurité émanant de la société (et sur laquelle Sarkozy avait bâti ses anciennes fortunes électorales), mais la proximité des élections régionales pousse le gouvernement socialiste à une surenchère avec la droite et l’extrême droite, par l'adoption de mesures toujours plus dures, déplaçant vers la droite l'ensemble de l'axe politique du pays. Les résultats de ces choix ne sont pourtant pas à la hauteur des espérances des gouvernants, toujours à la traîne dans les sondages, derrière les « Républicains » et souvent le Front national (qui continue à prospérer sur le discrédit croissant de l'ensemble de la classe politique ). Le conglomérat PC-PG-EELV n'arrive pour l'instant pas à trouver une unité interne, ni à exprimer une politique alternative, ni à modifier les rapports de forces avec le PS, mais les conséquences de l'état d'urgence et de la COP 21 pourraient bouleverser la donne en profondeur.
Les réactions des milieux militants restent encore fort modestes. Dimanche 22, malgré l'interdiction, a eu lieu une petite manifestation en solidarité avec les migrants, que la police a tenté vainement d’empêcher avant d'être débordée. Pas plus de 500 manifestants, mais 68 convocations au commissariat, suivies d’interrogatoires et parfois, de gardes à vue, de passages en comparution immédiate devant la justice ou d'assignations à résidence – notamment, ô hasard, d'individus très impliqués dans l'organisation des manifestations prévues quelques jours plus tard autour de la COP 21. Jeudi 26 a eu lieu un rassemblement non autorisé mais toléré contre l'interdiction de manifester.
Samedi 29 est arrivé dans la région parisienne le convoi des ZAD, parti de Notre-Dame-des-Landes et qui avait prévu d'arriver à Paris à l'occasion de la COP pour étaler au grand jour les contradictions entre l'affichage officiel et la réalité des choix gouvernementaux en matière d'environnement. La police et les préfectures des départements traversés ont mis toutes sortes d'obstacles et pressions pour les empêcher d'arriver ou pour freiner leur progression. Ils ont réussi à rejoindre Versailles où un « banquet » a été organisé devant le château. Le soir même ils sont repartis, sans doute pour éviter de s'attirer un surplus d'ennuis. Succès interne, car l'opération aura aidé à effacer certaines déchirures militantantes, mais sans grand impact sur l'extérieur, car il s'agit d'un milieu très autocentré.
Dimanche 29, avant l'ouverture de la COP 21, pour tourner l'interdiction de manifester, une grande chaîne humaine s'est constituée à l'appel de la Coalition Climat et d'Alternatiba, attirant environ vingt mille personnes au cœur de Paris, parfois venues de loin. Il était désormais clair pour tous que l'état d'urgence avait offert au gouvernement une magnifique occasion de s'ôter la grosse épine du pied qu'auraient constituée les grandes opérations de manifestation prévues et organisées par la Coalition Climat. Mais celle-ci n'a pas eu le culot de maintenir l'appel à manifester – ce que le nombre rendait pourtant possible sans trop de risques – se contentant de 45 minutes de chaîne humaine sur les trottoirs. Du coup, les participants ont reflué vers la place de la République, et ce rassemblement qui se voulait convivial s'est soldé par des gazages et matraquages policiers, avec 317 arrestations qui auront sans doute des lourdes conséquences judiciaires. Les médias se sont évidemment focalisés sur les « violents vêtus de noir » qui auraient provoqué des affrontements en lançant des projectiles, ce qui permet de détourner l'attention de la rafle policière qui a suivi, d'une ampleur peu commune.
Les réactions du monde associatif sont moins spectaculaires mais sans doute plus porteuses de conséquences : sections de base d'associations comme la Ligue des Droits de l'Homme, Attac, Solidaires, différents groupes écologistes ou même la CGT, ont poussé à participer aux manifestations en bravant l'interdiction, contrevenant par là aux consignes étatiques, ce qui n'est pas vraiment dans leurs habitudes. Les pratiques policières de ces derniers jours risquent d'approfondir et d'élargir le mécontentement et de toucher des pans de la population d'habitude peu portés à la contestation. Les mesures prises lors de l'accueil des chefs d’État ont en effet rendu chaotique la circulation dans toute la région (axes autoroutiers et routiers bloqués, transports publics gratuits mais fortement déconseillés...), ce qui a irrité un cercle de gens bien plus large que les habituels gauchistes.
De leur côté, les grands médias se sont vite rangés derrière le gouvernement, justifiant la nécessité de l'état d'urgence et vantant à l'avance le succès de la COP21. Son échec prévisible risque de refroidir bien des enthousiasmes. Mais le gouvernement espère pourtant sauver les meubles d'un Parti socialiste constitué essentiellement d'élus et qui ne vit plus que grâce aux financements publics.
En réalité, la propagande autour de la COP ne fait que mettre en lumière la méfiance qui monte vis-à-vis du monde politique. Les échecs sur le plan sécuritaire et l’inefficacité de la surveillance exercée par les services de renseignement ne peuvent qu'alimenter les déchirements entre partis. Le climat préélectoral les pousse à la surenchère sécuritaire, certes, mais aussi à mettre sur la place publique les méfaits des uns et des autres. Les pratiques policières justifiées par l'état d'urgence poussent les associations – y compris les plus légalistes – à surmonter leur réserve, sous la pression de leur base.
Il faut enfin souligner que l'état d'urgence a imposé une sourdine à plusieurs luttes en cours, qui se poursuivent pourtant. Citons – pour s'en tenir à la région parisienne – à la grève des postiers des Hauts-de-Seine, qui dure depuis plus d'un mois, à celle des salariés d'OMS, entreprise de nettoyage sous-traitante de la Ville de Paris, qui dure depuis huit semaines, et à la mobilisation des salariés d'Air France contre un plan de 2900 licenciements, aiguisée par le prochain passage en procès de certains d'entre eux (inculpés des « violences », toutes symboliques, subies par le chef du personnel dans un moment de colère collective).
Tout cela se produit bien sûr dans un contexte de crise économique larvée mais qui dure, et où plus personne ne croit à la promesse électorale de Hollande d'inverser la courbe du chômage par la relance de l'économie. Si le gouvernement a finalement renoncé à respecter les limites budgétaires imposées par l'Union européenne – après avoir parlé pendant des années d'obligations incontournables – , ce ne sera que pour « assurer la sécurité » : renforcer les moyens de l'armée, de la police et de la justice antiterroriste. L'austérité et les inégalités croissantes resteront, elles, à l'ordre du jour. Ainsi que le mécontentement, qui sourd de partout.
G. Soriano et N. Thé
Paris le 30 novembre 2015