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actualisé le 19-09-2017       wildcat.zirkular.thekla.materiaux.français

Courant alternatif 270 – mai 2017

Les transformations profondes qu’a subies la situation des classes populaires en Allemagne depuis une quinzaine d’années, avec les réformes Hartz et la mondialisation du marché du travail, ne retiennent pas souvent l’attention des grands ni des petits médias. Dans cet interview réalisée en novembre 2016, deux camarades de la revue allemande Wildcat nous en dressent un tableau en lien avec les événements récents.

L’Allemagne vue d’en bas

Les transformations profondes qu’a subies la situation des classes populaires en Allemagne depuis une quinzaine d’années, avec les réformes Harz et la mondialisation du marché du travail, ne retiennent pas souvent l’attention des grands ni des petits médias. Dans cet interview réalisée en novembre 2016, deux camarade s de la revue allemande Wildcat nous en dressent un tableau en lien avec les événements récents.

La revue Wildcat est née au début des années 1980. Elle traite des luttes ouvrières et des formes d’organisation autonomes. Sur son site www.wildcat-www.de on trouve de nombreux articles traduits en français, en anglais et dans d’autres langues.

Une poussée sensible de la droite

V : Les événements de ces derniers temps montrent qu’une fracture s’est faite au sein de la société allemande. D’un côté on a eu l’élan de « bienvenue  », dans lequel un nombre impressionnant (des centaines de milliers) de personnes ont été impliquées, de l’autre les manifs de Pediga1 et le succès électoral de ce nouveau parti de droite, l’AfD (Alternative für Deutschland). Les gens de droite sont très habiles à exploiter la question sociale, alors que ceux de gauche parlent de culture...

Mais n’est-ce pas aussi parce que la situation de ces classes populaires n’intéresse personne, hors période électorale ? Un peu comme on l’a vu aux États-Unis avec l’élection de Trump.

V : En Allemagne aussi, on ne parle des classes populaires qu’en termes péjoratifs : ils sont hostiles aux immigrés, incultes, ils boivent... Certains journalistes ont pourtant fait une étude un peu plus approfondie qui a remis en cause l’idée qu’ils seraient tous de droite. Parmi les gens ayant participé aux manifestations de Pegida (1) à Dresde – un phénomène nouveau en Allemagne, avec au début vingt mille personnes dans la rue – il y a aussi tous ceux qui ne sont jamais écoutés. Sur les vingt mille personnes, il y avait peut-être cinq cents fascistes, les autres étaient simplement des gens en colère qui ne trouvent pas d’autre moyen de se faire entendre.

E : Depuis les manifs ont rassemblé moins de monde : en 2016 il n’y a eu qu’une fois 15.000 à 20.000 personnes, en moyenne on en comptait 2000 à 3000 ; et le 30 janvier il y en avait entre 950 et 1200. Mais les fascistes continuent à mobiliser, ils manifestent tous les lundis à Dresde. Dans ces manifs, on a vu des gens manifester avec des fourches à l’intention d’Angela Merkel, qui n’ont été jamais poursuivis. Les fascistes restent les organisateurs de ces manifs (certains sortent leurs drapeaux, d’autres se mélangent avec les autres manifestants). Ils refusent de parler avec les journalistes (les représentants de la « presse du mensonge », comme ils disent) et de dialoguer avec les hommes ou les femmes politiques.

V : Ils utilisent beaucoup les médias sociaux. Dans les médias sociaux les expressions de droite sont beaucoup plus fortes que leur poids réel dans la société allemande.

E : Il y a eu des tentatives d’organiser des manifs similaires dans d’autres villes, mais elles se sont toujours heurtées à des contre-manifestations.

V : A Stuttgart, nous avons depuis des années des « manifs pour tous », qui sont ultraconservatrices. Elles prennent prétexte de l’enseignement à l’école, qui ferait la promotion de la critique de genre et toutes ces choses-là. C’est un mélange de tous les thèmes de droite, à la fois contre l’homosexualité et pour Poutine, et pourtant la question de l’immigration n’entre pas en ligne de compte. Mais nous avons aussi ce parti, l’AfD – un phénomène qui n’est que relativement nouveau en Allemagne, car chaque fois qu’il y a eu une crise, on a vu apparaître un parti de droite : le NPD dans les années 1960 (en 1968 ils sont entrés aux Parlements de certains Länder, dont le Bade-Wurtemberg), puis, dans les premières années 1990, les Republikaner, qui n’ont cependant jamais fait plus de 8 % aux élections. Mais aujourd’hui l’AfD remporte jusqu’à 20 % des voix, avec des pointes à 25 % à l’Est, et il est probable qu’elle va bientôt entrer au Parlement national. En ce sens, c’est quand même nouveau. L’AfD est née en 2013 comme une forme de protestation contre le sauvetage des banques par l’argent des contribuables et contre l’euro, puis ça a rapidement glissé vers la droite, et maintenant c’est devenu un parti contre l’islam, contre l’immigration...

E : Au début l’AfD était appelée « le parti des professeurs ». Les leaders étaient alors des professeurs d’économie et des industriels comme Henkel. Puis la droite y a pris de l’importance et a expulsé ces leaders, et le parti entier a glissé vers la droite.

Quels sont les éléments spécifiques à Dresde qui expliquent l’importance de Pegida ?

V : Il y en a plusieurs, mais je crois que pour l’essentiel, c’est la présence de cette couche moyenne que l’on peut dire « politico-criminelle ». Des entrepreneurs faillis qui se sont convertis en dealers. En effet, après la réunification, Dresde (qu’on appelle « la Florence de l’Elbe ») a reçu beaucoup d’argent pour restructurer tous ses beaux édifices – elle a maintenant les trams les plus modernes d’Europe... Tout cet argent a nourri cette couche d’entrepreneurs qui ont fait la promotion commerciale de la ville. Ils ont gagné pas mal d’argent pendant vingt ans, mais avec la crise de 2008 tout ça s’est effondré.

E : Ce ne sont pas les pauvres qui manifestent, mais des gens qui ont peur du déclassement, de perdre ce qu’ils ont gagné au fil des années. Ils se perçoivent comme ceux qui ont travaillé et qui maintenant sont perdants : « Tous ces immigrés qui arrivent, ils peuvent rester ici sans travailler, alors que nous qui avons travaillé trente ans nous n’avons plus rien », etc.

Et le comportement des plus pauvres ?

V : Avec les réformes Hartz2 du marché de travail, ceux qui ont le plus perdu, ce ne sont pas les plus pauvres – eux sont restés au même niveau – mais les « avant-derniers » dans l’échelle sociale, ceux qui travaillent quarante heures par semaine mais ne gagnent jamais assez pour pouvoir épargner, s’acheter une maison... (« Tu travailles, tu travailles et tu n’as jamais assez« ). C’est assez typique du développement en Allemagne.

E : Ces manifestations de droite sont surtout un phénomène de l’Est. Mais il faut dire qu’en 2015, à l’Est il y a eu aussi de nouvelles initiatives pour s’organiser dans les syndicats, mener des grèves. Début 2015 on avait une impression très positive : il semblait que quelque chose bougeait dans les usines à l’Est, que les vieux qui avaient toujours travaillé sans rien revendiquer (ceux qui disaient : « l’important c’est d’avoir un boulot ») étaient maintenant remplacés par des trentenaires, plus qualifiés, qui n’avaient plus peur de revendiquer et commençaient à se mettre en mouvement. Ils se sont organisés dans les comités d’entreprise, ont obtenu des augmentations de salaire... Mais quand ils parlent ils s‘expriment comme des gens de droite. Dans notre région du Bade-Wurtemberg, un des gros pôles industriels de l’Allemagne, beaucoup d’ouvriers qualifiés ont voté AfD aux dernières élections régionales.

V : Beaucoup de chômeurs aussi. Et chez les ouvriers, les syndiqués plus encore que les autres. Un sociologue a mené une enquête dans une grande usine automobile proche de Stuttgart. A la question : « Notre société a-t-elle encore les ressources nécessaires pour permettre à tous de s’en sortir ? » les ouvriers ont en général répondu non et les employés oui. Et c’étaient les ouvriers les plus organisés qui disaient le plus souvent non. Une situation totalement inverse de celle des années 1970, où c’étaient les ouvriers qui avaient conscience de tout produire et donc de pouvoir faire avancer la société.

C’est directement lié au phénomène migratoire, selon vous ?

V : Oui, c’est lié à la mondialisation. Les électeurs de l’AfD sont ceux qui sont le plus touchés par la mondialisation et qui ne trouvent plus de représentation ni politique ni syndicale. Ils ont manifesté leur mécontentement envers un gouvernement qui, selon eux, donne tout aux réfugiés et ignore les problèmes des gens du pays. Dans le Bade-Wurtemberg, le quartier où le candidat de l’AfD a gagné l’élection avec 30 % des voix, c’est Schönau à Mannheim, qui avait toujours été social-démocrate. Un quartier populaire où habitent des anciens ouvriers de l’usine Alstom (devenue General Electric), qui a fermé, et beaucoup d’immigrés de la deuxième ou troisième génération (50 % de la population du quartier sont des immigrés).

E : Dans le Bade-Wurtemberg, il y a beaucoup d’entreprises qui ont été rachetées par des sociétés chinoises ou des hedge funds, qui se sont aussitôt lancés dans les restructurations, en licenciant massivement... Les ouvriers ne se sentent plus représentés. Et c’est bien compréhensible. Quand en 2015 est arrivée cette vague d’immigrés, on n’entendait plus parler que de ça, jamais des problèmes sociaux existants. Dans le Bade-Wurtemberg, le taux de chômage est de 3,6 % – un des plus bas d’Allemagne. On y trouve du boulot, mais mal payé.

V : Pour la première fois depuis la réunification, il y a un Land, la Thuringe, dont le premier ministre est membre du parti Die Linke (un drame absolu pour la droite). La Thuringe est célèbre parce que c’est là d’où viennent les fascistes du NSU qui ont assassiné dix petit patrons immigrés. L’élu, qui est un vieux syndicaliste de l’Ouest et qui a été lui aussi attaqué physiquement par des fascistes pendant des années, ne se perçoit plus que comme le protecteur des réfugiés. Les syndicalistes de gauche lui reprochent de ne rien faire pour les ouvrier, et les syndicats et de tout faire pour la « culture de bienvenue ».

Un monde salarial divisé

E : La Thuringe est connue pour les salaires très bas qui étaient versés dans certains coins jusqu’à l’instauration du salaire minimum en 2015. Il faut savoir qu’en Allemagne les contrats syndicaux se négocient au niveau des Länder, et par secteurs. Donc en Thuringe, dans la coiffure ou encore dans les centres d’appels, on pouvait effectivement gagner 3,50 euros brut par heure. L’introduction du salaire minimum a un peu changé la donne (ce n’est qu’en 2018 qu’il deviendra obligatoire pour tous). Depuis le 1er janvier 2017, le salaire minimum est de 8,84 euros l’heure. Mais dans quelques secteurs, ils continuent à maintenir une différence salariale entre l’Est et l’Ouest – vingt-cinq ans après la réunification –, ce qui évidemment alimente la colère.

L’introduction du salaire minimum crée vraiment des problèmes aux petites entreprises ?

E : Ils ont fait une énorme campagne sur ce thème, mais au total pas tant que ça.

V : L’introduction d’un salaire minimum est le résultat de l’affaiblissement des syndicats : ils ne sont plus en capacité d’imposer le salaire des contrats collectifs comme salaire minimum ; c’est pourquoi les syndicats des secteurs faibles (services, agriculture, gastronomie) ont organisé une campagne pour l’introduction d’un salaire minimum légal. A l’Est, dans les secteurs où travaillent beaucoup d’immigrés où l’on pratique beaucoup le travail au noir, comme la restauration, certains ont vu leur salaire doubler. Dans certains secteurs, notamment à Stuttgart, il y a une pénurie très forte de main-d’œuvre. Ils ne trouvent plus personne. C’est pourquoi les industriels réclament l’ouverture des frontières.

E : Dans les hôpitaux par exemple, il manque beaucoup d’infirmières. Les jeunes Allemands n’ont plus envie de faire ce genre de travail, même si c’est un métier où les salaires sont bons. Il est vrai que les conditions de travail sont dures souvent, notamment dans les hôpitaux spécialisés dans la rééducation, qui ont tous été privatisés puis revendus après restructuration et licenciements.

Ici on pense aux métallurgistes comme à des ouvriers qualifiés, syndiqués et bien payés. Les patrons ne rechercheraient-ils pas plutôt une main-d’œuvre plus flexible ?

V : Si tu te bases sur une moyenne, avec la restructuration des entreprises et les « contrats collectifs pour la défense de l’emploi », l’ouvrier qualifié est celui qui a le plus perdu ces dernières années. Mais il y a encore de vieux ouvriers de cinquante ans et plus qui sont bien payés, et c’est d’eux qu’on parle dans les médias. En réalité, en usine on a un million de personnes qui travaillent en intérim, et celles-là gagnent tout juste un euro de plus que le salaire minimum. Ce qui veut dire que, chez Daimler par exemple, elles ne gagnent que la moitié du salaire d’un ouvrier en CDI. Et puis il y a d’autres biais encore, comme le recours à une main-d’œuvre encore plus mal payée à travers la sous-traitance. Pour faire un exemple : l’industrie alimentaire, celle qui a le plus grossi en Allemagne, emploie essentiellement des gens venus de Roumanie ou de Bulgarie, mais sous le statut de travailleurs indépendants. Et pour ce statut il n’y a pas de restrictions légales : tu es « libre »y de travailler soixante heures par semaine à 3 euros l’heure... En Allemagne, il n’y a plus de bouchers, toute l’industrie de la viande ne fonctionne plus qu’avec ces travailleurs venus de l’Europe de l’Est – ce qui explique le mouvement des Bonnets rouges en France, en réaction au succès de l’industrie allemande de la viande, qui détruit les filières françaises mais aussi danoises, italiennes... (souvent les carcasses sont importées en Allemagne pour y être découpées).

Il y a beaucoup d’ouvriers sous statut de travailleur indépendant ?

E : Pour beaucoup d’immigrés d’Europe de l’Est (de la Roumanie ou Bulgarie), ce statut était jusqu’en 2014 le seul moyen de travailler : ils n’avaient pas droit à un permis de travail, mais ils pouvaient se déclarer « entrepreneurs ». Depuis trois ans, ils peuvent être salariés, et les salaires – les luttes aussi ! – ont un peu augmenté. Dans les entreprises de logistique sous-traitantes des industries automobiles – qui ne font pas seulement le transport mais aussi une partie du montage – les salariés gagnent un tiers du salaire des ouvriers embauchés directement, alors qu’ils travaillent souvent côte à côte sur les mêmes chaînes. C’est un gros problème en Allemagne : les ouvriers syndiqués et protégés ne sont pas solidaires des intérimaires et des salariés de la sous-traitance qui travaillent avec eux. La plupart ont accepté cette situation pour protéger le noyau de salariés très bien payés qu’ils constituent. Au nom du fait qu’il s’agit de résister à la concurrence, ils ont accepté la logique de la baisse des coûts par recours à l’intérim. Et la politique syndicale non seulement n’a rien fait pour lutter contre ça par la grève, mais a même contribué à renforcer le phénomène. Résultat : une bonne partie de ces ouvriers syndiqués vote maintenant pour la droite...

Des amorces de résistance

Y a-t-il des tentatives d’organisation de défense de ces travailleurs intérimaires, sous des formes nouvelles sans doute ?

E : Pas beaucoup. Il y a bien quelques syndicalistes qui ont organisé une protestation contre cette politique chez Mercedes-Benz à Stuttgart et surtout à Brême, mais c’est le seul exemple.

V : Parmi toute cette masse de réfugiés, immigrés, précaires... il y a des tentatives d’organisation, mais très minoritaires, menées souvent par des syndicats de type anarcho-syndicaliste – mais c’est fait d’un point de vue syndicaliste (tu as une certaine idée de l’organisation et tu cherches à faire des adhérents). Par contre, on ne voit que très peu de tentatives d’organisation venant des ouvriers eux-mêmes. De temps en temps il y a bien des révoltes quand les salaires ne sont pas payés, mais c’est tout.

E : Un exemple plus positif : dans un chantier naval à Papenburg, des ouvriers immigrés ont fait grève et obtenu ce qu’ils voulaient. Et puis on a connu des tentatives de solidarité avec des ouvriers de l’industrie de la viande qui, après des mois de surexploitation, n’avaient pas été payés : un peu partout dans le petit village, des groupes de chrétiens, d’antifascistes... se sont constitués pour les soutenir (les ouvriers ont finalement été payés mais ils ont dû retourner chez eux). Le non-paiement des salaires, c’est assez courant, car en Allemagne cette industrie est de structure mafieuse. Il y a des exemples de dortoirs, voire de camps fermés par des barbelés, où les ouvriers doivent s’entasser mais dont personne n’a connaissance. C’est un système organisé : on attire la force de travail puis on la contraint à travailler en usine, en équipes, et à s’entasser dans ces camps, loin des regards de la population.

V : C’est devenu un scandale le jour où l’un de ces dortoirs est parti en flammes, faisant plusieurs morts chez les ouvriers.

E : Mais il y a aussi des marchands de sommeil chez les vieux propriétaires allemands...

L’impact de l’immigration récente

V : En résumé, disons que, du point de vue du capital allemand, le projet de ces vingt dernières années était d’associer une force de travail très mal payée à des machines ultramodernes. Dans l’industrie automobile, l’industrie navale et celle de la viande, ils ont réussi cette combinaison. C’est, je crois, ce qui fait la différence avec un pays comme l’Italie, où il y a quantités d’immigrés qui travaillent mais pratiquement sans machines.

V : Le gouvernement allemand a été assez habile en interdisant à la Grèce, à l’Espagne, au Portugal, de mettre en place des plans conjoncturels, mais l’arrivée de cette masse de réfugiés a fonctionné comme un plan conjoncturel pour l’Allemagne : ça a créé un nombre considérable de postes de travail. Parce que tout le monde travaille dans ces camps de réfugiés, comme traducteur, enseignant, travailleur social... Le gouvernement a d’ailleurs très logiquement choisi de fusionner l’administration de gestion des chômeurs (Agentur für Arbeit) avec celle des immigrés et des réfugiés (Bundesamt für Migration und Flüchtlinge, BAMF). Le président fédéral de l’Agentur für Arbeit Weise était jusqu’en janvier 2017 également président du BAMF. Il a commencé à fusionner les services, dans l’idée que, dans les prochaines années, les deux choses vont se rejoindre.

E : On recherche aussi pas mal de gens ayant les compétences leur permettant de faire le tri entre les demandeurs d’asile. Des gens qui, après un stage de deux ou trois semaines, se retrouvent à décider du sort de tous ces réfugiés, à faire le juge, en somme.

V : Mais le gouvernement a dû créer quantité de nouveaux logements : le prix des maisons-containers avait été multiplié par huit en deux mois, et il y a maintenant des entreprises spécialisées dans la construction en deux mois d’immeubles d’habitation préfabriqués dits « maisons de système ». Tout ça a créé une quantité d’emplois d’ouvriers ces deux dernières années. Et pourtant à Berlin, les gymnases continuent à être réquisitionnés en hiver pour loger les nouveaux arrivants, car l’administration n’arrive pas à faire construire suffisamment ni à trouver assez de personnel pour gérer ces camps... En effet, ça a fonctionné comme un grand programme de création d’emplois et, en conséquence, d’augmentation du PIB (celui-ci a crû de 1,5 % avec l’afflux des réfugiés).

Les limites de la culture de « bienvenue »

Ceux qui promeuvent la culture de bienvenue, est-ce qu’ils parlent des conditions de vie et de travail des immigrés, et est-ce qu’ils mènent bataille sur ce terrain ?

E : Le discours de la droite auparavant, c’était : les immigrés vivent à nos dépens sans travailler. Du coup, on a très vite accordé un permis de travail à ceux qui sont reconnus comme réfugiés. Mais ceux qui proviennent d’Albanie, de Somalie... ne peuvent travailler qu’au noir. Et les Allemands qui interviennent dans les camps le savent bien, mais ils n’en parlent pas. Là où l’on peut parler de soutien combatif, c’est quand se produit ce genre de situation de révolte pour non-paiement des salaires. Mais c’est tout. Il y a vingt ans, dans l’ultragauche, il était impossible de parler des conditions de travail des réfugiés qui arrivaient ; cela a un peu changé depuis, car le problème est devenu évident. Les immigrés s’organisent traditionnellement entre eux sur les problèmes du quotidien, souvent sur la base de la nationalité, mais nous ne voyons pas émerger chez eux d’organisation sur un plan politique.

Mais les soutiens, est-ce qu’ils évoquent les questions sociales liées à l’immigration  ?

E : Parmi tous ceux qui s’occupent de ces réfugiés, il n’y a pas que des profs et des traducteurs, il y a aussi des gens qui n’ont pas beaucoup d’argent mais sentent le besoin de leur venir en aide. Et ceux-là, quand on parle avec eux, ils font tout de suite le rapprochement avec leur propre situation. Mais ils ne trouvent pas d’écho dans le public et les médias. On n’entend que les voix de droite : « Il y a toujours moins d’argent pour les Allemands, on ne trouve plus de logements pour nous », etc.

C’est un problème de légitimité du discours ?

V : En effet, il est très difficile d’aborder ces questions sans être perçu comme raciste. Que l’arrivée d’un million de réfugiés puisse créer des difficultés, ça ne pouvait même pas se dire... C’était vraiment une question taboue.

Un tabou porté par quelles couches sociales ?

E : Celles qui étaient favorables à cette immigration et qui craignaient le racisme. Mais si on ne parle pas des problèmes, on ne peut pas les résoudre ! Personne ne pouvait critiquer la politique migratoire ; d’ailleurs la gauche soutenait Merkel.

Mais cette gauche, est-ce qu’elle ne correspond pas à une couche sociale qui ignore les problèmes concrets que vivent les gens au bas de l’échelle, simplement parce qu’elle n’y est pas confrontée ?

E : Un exemple : face à la pénurie de logements à prix abordables dans les grandes villes, la droite dit : c’est à cause de l’arrivée des immigrés. Or, les années précédentes on avait déjà du mal à se loger, à cause de la spéculation immobilière ; le prix des loyers a flambé ces derniers temps. Parce que les riches, qui ne savent plus où mettre leur argent, achètent des logements, les restructurent et les louent très cher. Les couches populaires ont du mal à se loger.

V : Quant à la gauche radicale, si elle existe encore, elle ne réussit pas à associer le discours antiraciste à la critique sociale. Elle continue à dire : « Ouvrons les frontières à tout le monde », sans se rendre compte des problèmes que ça crée. Y compris pour les migrants eux-mêmes : il y en a énormément qui veulent rentrer, parce qu’ils n’ont pas trouvé ce qu’ils espéraient trouver, parce qu’ils vivent depuis un an dans un gymnase, séparés des autres par un simple drap, sans aucune intimité... Le discours de cette gauche, c’est : « Nous sommes un pays riche, accueillir des millions de migrants, ce n’est pas un problème », et ça s’arrête là.

Le vaste monde des bas salaires

E : En réalité, l’Allemagne est devenue un pays très inégalitaire. C’est vrai pour les revenus des familles, mais l’inégalité des patrimoines est encore plus forte : la méthode utilisée par Piketty permet de voir que les trois déciles de la population les plus bas dans l’échelle des revenus ne disposent d’aucune épargne, alors que le décile supérieur possède deux tiers du patrimoine. Et pour ce qui est des salaires, entre 22 et 25 % des salariés touchent un salaire inférieur au deux tiers du salaire médian, soit le taux le plus élevé en Europe après la Lituanie. Les réformes Hartz [2] du marché de travail mises en œuvre par le gouvernement social-démocrate-vert à partir de 2003 avaient bien ça comme objectif : créer au sein du monde du travail un secteur à bas salaires. Leur problème, c’était alors que personne ne voulait travailler à un salaire inférieur au montant de l’allocation chômage. Avec les réformes Hartz, ils ont donc réussi à faire baisser les salaires en changeant les règles d’indemnisation du chômage. Avant la loi Hartz IV, il y avait trois types d’allocations pour les sans-travail : l’Arbeitslosengeld, sur le principe de l’assurance, donc calculée en fonction du salaire antérieur (60 %, ou 68 % si tu avais des enfants) et versée pendant un an (un an et demi pour les plus de 55 ans) ; ensuite on touchait l’Arbeitslosenhilfe, un peu inférieure (53 à 57 % du salaire), mais qui pouvait durer des années ; et la Sozialhilfe, « l’aide sociale », était réservée à ceux qui n’avaient pas droit aux deux allocations précédentes. Depuis la loi Hartz IV, tu peux toucher l’Arbeitslosengeld sur un an maximum (deux ans pour les plus de 58 ans), puis tu entres directement dans le système d’allocation de base : une allocation égale pour tous, qui est actuellement de 400 euros par mois, plus le montant du loyer (à condition que celui-ci soit considéré comme « adapté »). Donc au bout d’un an, tous les chômeurs retombent à ce niveau de base. Qui peut durer longtemps, à condition que tu prouves que tu cherches du travail – et au bout d’un an tu dois accepter n’importe quel boulot, même s’il ne correspond pas à ta qualification, et même si le salaire proposé est inférieur à l’allocation. Dans ce cas, si tu as une famille ou un conjoint qui ne travaille pas, l‘agence pour l’emploi te verse une allocation « complémentaire », ce qui fait que tu peux avoir de quoi te nourrir et te loger tout en travaillant pour un salaire très bas. Il y a 1,1 million de salariés qui touchent cette allocation complémentaire (mais tous ne travaillent pas à plein temps, car ils font le calcul et s’aperçoivent souvent qu’un plein-temps ne leur apporterait rien de plus). Quant à ceux qui travaillent au salaire minimum, ils n’arrivent pas à 1000 euros net par mois, et avec ça il n’y a pas moyen de s’en sortir, sauf peut-être pour une personne seule – impossible en particulier de s’acheter une voiture, qui est souvent nécessaire pour aller au boulot.

Et puis il y a encore les « mini-jobs » : des boulots à moins de 450 euros net par mois : l’employeur doit verser 30 % de ce salaire aux caisses d’assurance maladie, chômage et retraite (en effet, comme les gestionnaires de ces caisses se plaignaient des pertes de contributions, une loi leur a donné satisfaction), ainsi qu’à l’Église. Mais le salarié, ça ne lui donne droit à rien : pas d’assurance maladie, pas un euro de plus sur ses droits à la retraite. Il y a plein de petites entreprises qui ne fonctionnent que grâce à ce système, dont la procédure est très facile (on fait tout sur Internet). Mais il y a aussi des grands magasins qui ont tout restructuré et licencié les salariés à plein temps pour les remplacer par des gens relevant du système des mini-jobs : des étudiants, des retraités... car ils sont beaucoup plus flexibles. Il y a 7,3 millions de personnes qui travaillent sous ce régime des mini-jobs, dont 2,5 millions le font comme deuxième boulot. Par contre, c’est très facile de combiner les différentes allocations avec un mini-job.

C’est un enjeu sur lequel syndicats et patronat se sont affrontés pendant trente ans. Les syndicats ont toujours été contre le système des mini-jobs. Il a été réduit un temps, mais avec les réformes Hartz il a été relancé pour booster l’emploi. Avant, ces boulots de deuxième ordre, on les appelait geringfügige Beschäftigung (emploi insignifiant, créé pour les femmes au foyer qui voulaient contribuer un peu au revenu de la famille), mais avec le terme « mini-jobs » ils ont vraiment fait carrière ! Pour ceux qui ouvrent une petite entreprise, ça paraît normal maintenant de n’embaucher que des mini-jobs, par exemple. Les mini-jobs donnent au travailleur le droit à la maladie, à quatre semaines de vacances, mais avec 450 euros par mois on ne peut pas vivre... Et la plupart ne savent même pas qu’ils ont ces droits. Une enquête récente a révélé que la moitié des « mini-jobbers » ne gagnent pas le salaire minimum. En fait, avec un maximum de 450 euros par mois pour un mini-job et un salaire minimum horaire de 8,84 euros, ils ne devraient pas travailler plus de 50,90 heures par mois. Théoriquement donc, toute augmentation du salaire horaire devrait se traduire pour eux par une réduction du temps de travail. Mais leur situation d’isolement fait que ce n’est pas facile à imposer. En pratique, beaucoup de mini-jobbers travaillent plus, le reste du salaire étant payé au noir, souvent avec leur consentement (ça leur fait moins de cotisations à payer). Au total, les mini-jobs fonctionnent souvent comme couverture du travail au noir.

Des chômeurs sous pression

V : Le système Hartz IV a changé les choses radicalement pour les chômeurs. Avant, tu pouvais dire : c’est à l’agence pour l’emploi de me trouver un travail ; depuis, ça s’est inversé : tu dois signer avec l’agence un contrat où tu t’engages à faire « tout ton possible » pour trouver un travail – et les termes en sont clairement définis : dans quel périmètre tu dois accepter de te déplacer, dans quelle limite de temps tu peux exiger un travail correspondant à ta qualification, et tu dois apporter les preuves de tes recherches pour te justifier. C’est le principe « encourager et exiger » de l’Agenda 2010. L’autre aspect des choses, c’est que tu deviens totalement transparent pour l’administration : tu dois déclarer tout ce que tu possèdes, l’argent, la voiture... ils peuvent te demander de montrer ce que tu as dans ton portefeuille, et ils le font, ils peuvent entrer chez toi, et ils le font... Ils ont créé un nouveau concept juridique, celui de « communauté de besoins ». Pour tous ceux qui ne sont pas mariés et qui déclarent se débrouiller seuls, ils cherchent à prouver le contraire. Au début, ils jouaient carrément la terreur en venant fouiller chez toi, contrôler les brosses à dents... Troisième chose : ils peuvent contrôler ton compte courant, car tu dois avoir dépensé tout l’argent que tu possèdes avant de pouvoir toucher l’allocation. Si tu as touché des indemnités de licenciement, comme c’est souvent le cas, et que tu les as dépensées, ils peuvent te demander de justifier comment tu les as dépensées. A présent d’ailleurs, si tu fais des choses « déraisonnables » – comme offrir une partie de tes indemnités à une personne dans le besoin – ils peuvent évoquer un comportement dépensier pour te refuser l’allocation. C’est un contrôle très, très sévère.

E : Il ne s’applique qu’à ceux qui touchent l’allocation de base. Mais la plupart de ceux qui ont perdu leur boulot ne peuvent pas la toucher au bout d’un an d’Arbeitslosengeld II (Hartz IV), parce qu’ils ont une maison ou simplement un conjoint qui a un salaire... Et pour certaines personnes, c’est un vrai cauchemar de se confronter à cette bureaucratie, du coup elles préfèrent rester chez elles ou chercher à tout prix un autre travail.

V : Bien sûr, il y a des résistances, et ça n’est pas si simple pour eux d’y arriver, mais ça crée un climat où tu es constamment sur tes gardes. Et puis ils changent sans arrêt les lois en pire, du coup il y a plein de livres, d’avocats qui te proposent de t’aider à te défendre... Ça occupe la tête. Mais naturellement, il y a aussi des chômeurs qui sont très doués pour exploiter ce genre de réglementations tordues.

Comment est géré le système de l’ allocation de base ? Comme celui de l’allocation chômage ?

V : Un chiffre important pour commencer : plus de la moitié de l’argent versé dans le système Hartz IV n’arrive pas dans les poches des chômeurs, mais dans celles des salariés qui assurent les tâches de contrôle. Les individus de classe moyenne qui, dans les années 1970, travaillaient dans le social, ceux qui voulaient donner un coup de main aux plus démunis, à présent ils travaillent dans ce genre de bureaucratie éléphantesque – ou dans les services secrets, dont la part du marché du travail a terriblement grossi...

E : L’allocation de base et l’allocation chômage relèvent de deux systèmes distincts. Le but des réformes Hartz était de fusionner l’ancienne allocation d’aide aux chômeurs de longue durée (Arbeitslosenhilfe) avec l’aide sociale (Sozialhilfe, correspondant au RMI). Mais l‘Arbeitslosengeld II (Hartz IV) est payé par l’État fédéral, alors que l’aide sociale et l’assurance minimum pour les retraités sont payées par les communes. Pour assurer la gestion des bénéficiaires, on a créé des institutions communes à l’agence pour l’emploi et aux communes permettant de contrôler les chômeurs de longue durée, sous le nom de Job Center. Toute personne apte au travail qui demande l’aide sociale est considérée désormais comme « chômeur » et doit se soumettre au régime du Job Center.

L’allocation chômage (Arbeitslosengeld I) est payée par l’agence pour l’emploi qui – comme les caisses d’assurance maladie ou les caisses de retraite – a des conseils d’administration locaux composés de représentants bénévoles des travailleurs, des patrons et des collectivités de droit public.

Le gouvernement peut-il imposer ses lois à ces caisses gérées paritairement ?

E : Oui, c’est le gouvernement qui par exemple décide la durée de l’allocation, son montant, etc. Avant la rédaction des lois, il y a évidemment des négociations avec les syndicats. En 2007, le gouvernement de coalition CDU-SPD avait décidé de relever progressivement l’âge de la retraite à 67 ans. Les syndicats étaient contre, mais ils n’ont pas organisé de luttes – le ministre du travail était alors le social-démocrate Müntefering.

V : Un vieux chef syndical a dit récemment : « Si nous nous étions opposés à l’époque aux lois Harz IV, on vivrait aujourd’hui dans une autre république. » Et c’est vrai. Les syndicats ont collaboré à ce processus car ils étaient convaincus que c’était mieux pour l’industrie allemande...

Y a-t-il des tendances, même très minoritaires, qui cherchent à faire des propositions antagoniques à ce modèle ?

V : L’idée majoritaire, c’est cette maudite proposition de revenu garanti. Ses partisans ne veulent pas comprendre que le revenu garanti, c’est ce que nous avons maintenant ! « Oui, mais nous en voulons un autre, sans contrôle, inconditionnel », qu’ils disent. « Inconditionnel », c’est devenu le mot clé : vivre en paix en recevant des sous, un point c’est tout. Avec la justification que cela financerait toutes ces nobles activités...

E : En Allemagne, un des promoteurs les plus connus du revenu garanti est un entrepreneur propriétaire d’une chaîne de produits de droguerie, qui se réclame de Rudolf Steiner. Son argument est qu’il y aura toujours dans la société une couche de gens qui ne travaillent pas, donc qu’il vaut mieux les laisser en paix en leur accordant un revenu garanti, tout en contraignant tous ceux qui veulent avoir plus à travailler.

De pauvres retraites

E : Le minimum retraite n’existe pas en Allemagne, il n’existe que le revenu minimum accordé à tous, y compris à ceux qui n’ont jamais travaillé, du même montant que l’allocation de base Hartz IV. Et cela crée de grosses contradictions, parce que beaucoup, les sociaux-démocrates au premier chef, ne trouvent pas juste que ceux qui n’ont jamais travaillé, arrivés à l’âge de la retraite, touchent la même chose que quelqu’un qui a bossé trente-cinq ou quarante ans à bas salaire. Et ce problème, ils ne savent pas encore comment le résoudre. La ministre social-démocrate propose l’instauration d’un minimum retraite pour ceux qui ont travaillé, qui serait de 850 euros, donc supérieur au revenu de base, mais elle a peu de chances de réussir. La pension de retraite est calculée sur toute la carrière, elle est de 47,8 % du salaire. Une personne qui pendant 45 ans a gagné le salaire moyen (aujourd’hui environ 3000 euros brut) touche donc une retraite de 1370,15 euros brut mensuels, ce qui fait, une fois déduits les impôts et les cotisations maladie et dépendance, 1200 euros net. Mais tous les gens qui soit n’ont pas travaillé à plein temps, soit ont connu des périodes de chômage touchent une retraite bien moindre, souvent inférieure à l’allocation de base. La moitié des retraites est inférieure à 700 euros (70 % des prestataires sont des femmes). Ceux qui ne gagnent actuellement que 8,50 euros l’heure toucheront au bout de 45 ans une retraite de 668 euros brut, donc inférieure aux 789 euros d’allocation de base. Ceux qui sont dans ce cas peuvent demander l‘allocation de base complémentaire, mais leurs éventuels autres revenus – dont leur retraite privée s’ils en ont une – sont alors déduits.

V : En Allemagne il n’y a jamais eu de luttes contre la réforme des retraites.

C’est paradoxal, pour un pays beaucoup plus syndiqué que la France...

V : Ça s’explique facilement : les syndiqués sont les salariés de l’industrie, des grandes entreprises, du secteur public. Dans tous ces secteurs il existe encore la retraite « d’entreprise », qui s’ajoute à la retraite normale. Ces salariés sont protégés par les syndicats, et n’ont pas ce problème de faible retraite. Sauf qu’aujourd’hui il y a toujours moins de personnes qui travaillent dans la même entreprise de 18 à 65 ans.

E : Dans les prochaines années, ces gens-là vont plus ou moins tous partir à la retraite, donc ce sera fini. D’ailleurs la retraite d’entreprise tend elle aussi à disparaître peu à peu. Vingt ans auparavant, il y en avait dans toutes les grandes entreprises industrielles, parce qu’il fallait bien offrir des avantages pour attirer les ouvriers. Maintenant elle est remplacée par le modèle de l’assurance privée subventionnée par l’État, introduit en 1998 par Riester, un ancien syndicaliste des métallos devenu ministre du travail du gouvernement social-démocrate-Vert de l’époque.

Et quelques mouvements de grève

E : En 2015, il y a eu une vague de grèves qui, en termes de participants, a dépassé tout ce qu’on a connu ces trente dernières années. Dans des secteurs qui autrefois relevaient du service public et qui sont maintenant en voie de privatisation : les chemins de fer (conducteurs), la poste (facteurs), la Postbank, la Lufthansa (pilotes), les écoles maternelles (éducatrices), les écoles (enseignants), les hôpitaux... Ces luttes portaient sur les conditions de travail ou cherchaient à obtenir la reconnaissance des syndicats. Certaines de ces grèves étaient très offensives (conducteurs de trains, éducatrices), mais les éducatrices n’ont pas gagné grand-chose.

A Amazon, le grand syndicat des services Ver.di (Vereinigte Dienstleistungsgewerkschaft) organise régulièrement des grèves depuis trois ans pour obtenir la négociation d’un contrat d’entreprise, mais la direction refuse de négocier, elle va même jusqu’à mobiliser contre le syndicat, prétendant qu’ils payent mieux que les autres entreprises de la logistique – Ver.di soutient qu’Amazon ne relève pas de la logistique mais du commerce, dont les salariés gagnent 2 euros l’heure de plus. C’est devenu un conflit central, car il va décider de la survie ou non du modèle Amazon.

V : Ver.di n’arrive pas à faire comprendre aux ouvriers que ce serait dans leur intérêt d’entrer en lutte. Les salaires d’Amazon, en effet, sont plutôt bons comparés à ceux du même secteur. En fait Ver.di mène cette lutte dans son intérêt propre, pour obtenir une pleine reconnaissance dans l’entreprise, mais pour les ouvriers ça ne changerait pas grand-chose : le salaire serait inscrit comme un droit collectif et non plus seulement individuel, mais c’est tout. A la poste la grève a été un échec cuisant, qu’on a du mal à s’expliquer parce que la mobilisation a plutôt bien marché, les salariés trouvaient là un moyen d’exprimer leur rage, d’après l’amie qui y travaille.

E : L’enjeu de la grève était l’externalisation du service des facteurs. La poste voulait créer une nouvelle entreprise où seraient embauchés des facteurs plus jeunes à des salaires plus bas. Ver.di refusait l’externalisation, mais il a fini par tout accepter, et par signer le contrat avec cette nouvelle entreprise pour les nouveaux embauchés.

V : D’un côté on a des grèves qui peinent à mobiliser comme à Amazon, de l’autre des grèves qui marchent mais se terminent par un échec...

E : A la poste, le problème, c’était que les ouvriers étaient déjà divisés entre d’un côté les vieux salariés, qui étaient très mobilisés, et de l’autre les nouveaux embauchés, tous en CDD, à qui le syndicat a dit de ne pas faire grève pour éviter le licenciement... et qui ont préféré accepter les nouvelles conditions, choisir la sécurité – même si la sécurité pour beaucoup aujourd’hui ça n’existe plus.

V : A Amazon, à la poste, aux télécoms, Ver.di mène la lutte uniquement sur le plan statutaire. Il ne parle pas de l’intensification du travail, de son contenu, etc. Or, dans une étude que j’ai lue, des salariés d’Amazon à qui on demandait pourquoi ils ne faisaient pas grève ont répondu : « Si c’était pour dénoncer le travail forcené et humiliant qu’on nous fait faire, je la ferais. » Les ouvriers se sentent humiliés par ce système américain de commandement à tous les niveaux, et maltraités par ces rythmes de travail infernaux. A la poste aussi, les postiers se plaignent de ne plus pouvoir faire dans les temps la somme de travail qu’on leur impose.

E : Les syndicalistes de Ver.di se soucient surtout de leur rôle de représentation. Ce qui compte pour eux, c’est de ne pas perdre ce rôle, ou d’être reconnus comme partenaires. C’est un peu déprimant, car ces grèves de 2015 avaient énormément mobilisé et étaient porteuses d’espoir. Et dans ces cas-là, quand ça échoue, on peut attendre dix ans avant de voir revenir quelque chose... En ce moment, Ver.di prépare une mobilisation en vue de la négociation d’une convention collective dans les hôpitaux – il ne revendique pas des hausses de salaires, mais un allègement de la charge de travail des infirmier/ères.

Propos recueillis par Nicole Thé

note de bas de page:

[1] Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes (Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident).

[2] Peter Hartz a présidé la commission qui a élaboré la série de lois de réforme mise en œuvre par le gouvernement social-démocrate-vert en 2002. Il était directeur du personnel de Volkswagen et, en 2005, il a dû démissionner en raison d’un scandale de corruption au sein du comité d’entreprise.

 
 
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